Aziz Krichen est une figure historique de la gauche tunisienne. Son opposition frontale aux régimes de Habib Bourguiba et de Zine El-Abidine Ben Ali le conduit en prison puis à l’exil. Ministre conseiller du président Moncef Marzouki depuis janvier 2012, il a démissionné de ses fonctions en mai 2014 pour ne pas avoir à cautionner une stratégie consistant à attiser les clivages identitaires du pays pour mobiliser l’électorat islamiste en prévision de l’élection présidentielle. Il répond ici à Khadija Mohsen-Finan qui l’interroge sur l’état actuel et le devenir de la classe politique tunisienne.
Khadija Mohsen-Finan. — Selon vos propos, après 2011, la classe politique tunisienne a « confisqué le soulèvement ». Pouvez-vous clarifier votre pensée ?
Aziz Krichen. — En réalité, le terme de confiscation est impropre. Cela voudrait dire que la révolution était entre certaines mains et qu’elle serait ensuite passée à d’autres. Or, ça n’est pas ce qui s’est produit et ça ne se produit jamais ainsi.
Le soulèvement était spontané et sans encadrement politique au cours de l’hiver 2010-2011. Il a atteint son paroxysme le 14 janvier 2011, avec l’exfiltration de Zine El-Abidine Ben Ali. C’est à ce moment là que les choses ont commencé à refluer. Pareil mouvement de bascule est d’ailleurs inhérent à tout soulèvement spontané.
Le mot d’ordre était « Le peuple veut la chute du régime » mais en contrepartie, il n’y a jamais eu de revendication positive. Les questions classiques relatives à l’exercice du pouvoir, aux changements économiques et sociaux à introduire ne se sont pas posées. C’est toujours le cas lorsqu’il y a un soulèvement spontané. Il y a une cible à abattre, en l’occurrence ici le régime de Ben Ali, et ensuite, c’est en général assez obscur. Par quoi allait-on remplacer le régime à abattre ? Le pays était dans le flou total à ce propos. Rien de très précis n’était prévu sur les réformes politiques, les déséquilibres dans l’assise territoriale du pays, le chômage des jeunes, etc.
L’opération de reprise en main par les forces politiques commence dès le 14 janvier, avec les deux gouvernements Mohamed Ghannouchi — un homme sans envergure. En mars, Béji Caïd Essebsi, qui est alors appelé à diriger le gouvernement, réussit à mettre toute la classe politique dans une structure, la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Elle est créée le 15 mars 2011 par la fusion du Conseil de défense de la révolution, qui bénéficie d’une certaine légitimité, et de la Commission supérieure de la réforme politique, qui était l’une des trois commissions nommées par Ben Ali le 13 janvier, la veille de son élimination, pour réformer l’État selon un processus « légal ».
Entre la Haute Instance, comme on l’appelait, et le gouvernement, il y avait un risque de dualité du pouvoir. Caïd Essebsi a alors réduit cette instance à un rôle consultatif, même si les cadres de la Haute Instance ne l’entendaient pas ainsi au départ.
À partir d’avril 2011, au terme d’un long débat sur le mode de scrutin, nous avons assisté à une reprise en main de la vie politique par les partis. Il n’y a donc pas eu renouvellement par le bas, mais cooptation par le haut. La classe politique l’a opérée de manière collective, en attendant les élections. Ceux qui ont fait la révolution ont eu le sentiment d’avoir été dépossédés par la Haute Instance.
Le 15 juillet, des jeunes venus de l’intérieur du pays protestent place de la Kasbah (Kasbah III) à Tunis, pour rallumer le flambeau de la contestation. La police les empêche de se rassembler et les partis politiques, y compris ceux de l’ancienne opposition, s’arrangent pour que leur initiative ne débouche sur rien.
La rupture finale se produit au moment de l’inscription sur les listes électorales. L’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) voulait constituer un nouveau fichier d’électeurs pour ne pas avoir à utiliser l’ancien fichier du ministère de l’intérieur. Malgré les délais supplémentaires et les facilités accordées pour s’enregistrer, seule la moitié de la population apte à voter a figuré sur les listes électorales. La seconde moitié n’a pas voté. Les abstentionnistes provenaient essentiellement des régions de l’intérieur et des périphéries des grandes villes. Plus de 85 % des citoyens âgés de 18 à 25 ans ne se sont pas inscrits. Cela veut dire que les vecteurs du soulèvement ne se sont pas reconnus dans la nouvelle classe politique : l’offre politique ne correspondait pas à la demande populaire.
Ce constat est valable pour les trois moments électoraux que nous avons connus depuis la révolution : en octobre 2011 avec l’élection des membres de l’Assemblée nationale constituante, en octobre 2014 avec les élections législatives et en novembre-décembre 2014 pour ce qui concerne l’élection présidentielle. Entre octobre 2011 et décembre 2014, on a encore perdu un million d’électeurs. Un peu plus de 3 millions de citoyens se sont déplacés pour voter au deuxième tour de la présidentielle, sur plus de 8 millions d’électeurs potentiels. Nidaa Tounès et Ennahda, les deux principaux partis, ne mobilisent qu’un peu plus de 2 millions de personnes. Ces chiffres indiquent le décalage existant entre la société politique et la société réelle.
Les acteurs du soulèvement populaire d’il y a quatre ans n’ont pas donné naissance à des formations politiques en adéquation avec leurs aspirations. Ceux qui sont aux commandes à présent sont en complet décalage avec ce qui s’est produit en décembre 2010 et janvier 2011.
K. M.-F. — Vous considérez que la classe politique ne s’est pas suffisamment renouvelée ?
A. K.— Par rapport à la situation antérieure au 14 janvier 2011, par rapport à il y a dix ou vingt ans, on retrouve les mêmes acteurs principaux, c’est-à-dire Nidaa Tounès, qui prolonge d’une certaine façon le mouvement destourien, et les islamistes d’Ennahda. Le grand progrès réalisé par rapport à autrefois réside dans le fait que ces deux partis ne sont plus en guerre l’un contre l’autre, dans un système fermé et dictatorial. Ils sont désormais associés, dans un régime ouvert et démocratique. Mais il s’agit toujours des deux mêmes forces politiques, passées d’un état de belligérance à une situation de partenariat. Et les petites formations (les groupes de gauche, les libéraux, les démocrates, les nationalistes arabes), restent subalternes, comme il y a dix ou vingt ans. Il n’en demeure pas moins que le rapport d’association existant entre Nidaa Tounès et Ennahda est un progrès, car il permet à la Tunisie de surmonter ses divisions identitaires, condition indispensable pour affronter les vrais problèmes du pays et non ses fantasmes.
Par ailleurs, ces deux forces politiques sont dans un rapport d’équilibre, elles bénéficient d’un soutien populaire quasi équivalent : environ un million de votants pour chacune. Cette situation constitue une sorte de garantie pour la préservation des libertés. Les deux partis se surveillent mutuellement, neutralisant ainsi les velléités hégémoniques qui existent ici et là. Le souci, c’est que ces deux forces sont, pour ainsi dire, des forces d’ancien régime.
Entre Nidaa Tounès et Ennahda, au-delà de l’antagonisme idéologique apparent, il y a une identité réelle, notamment en matière économique. Ils ont le même programme. L’affichage varie, mais leurs conceptions économiques sont les mêmes : un mélange de clientélisme et d’ultralibéralisme. Les deux mouvements sont aujourd’hui aux affaires, ils ne peuvent reproduire que les anciennes recettes, dont tout le monde sait par avance qu’elles ne vont pas fonctionner.
Prenons un exemple. L’une des raisons du soulèvement d’il y a quatre ans était la très grande disparité entre les régions, conséquence des choix économiques du passé. Ben Ali répétait à l’envi qu’il fallait investir massivement à l’intérieur du pays pour arriver à bout de ces disparités. On continue à dire la même chose, mais le gouvernement n’a aucune solution pour résoudre ce problème. Or, à y regarder de près, à l’origine de la question, il y a une politique économique qui a appauvri la paysannerie et empêché le développement agricole du pays. Cela a provoqué un exode rural massif et les régions de l’intérieur ont été sinistrées. Cette situation, qui dure depuis soixante ans, s’articule autour d’une politique des prix agricoles (fixés par l’État et non par le marché) qui aboutit à un véritable pillage du monde rural. L’agriculture et la paysannerie ont été laminées, non par le manque d’investissements, réel par ailleurs, mais à cause de cette politique des prix. Consultez les programmes de Nidaa Tounès et d’Ennahda, vous ne trouverez pas une seule ligne sur cette question essentielle, à l’origine du plus grand déséquilibre de nos politiques de développement.
Un autre exemple : l’économie parallèle, qui constitue près de 60 % de notre PIB réel. Sans parler des villes qui sont défigurées par les étalages anarchiques, l’ensemble de nos activités dites « structurées », dans le commerce, les services et l’industrie est menacé par la prolifération de ce phénomène. Je prétends qu’il n’est pas possible de développer le pays et de stabiliser son système démocratique en restant dans le cadre d’une économie divisée de cette façon.
Le gouvernement actuel n’a pas de vision pour régler ce problème, à part les descentes de police pour nettoyer la rue. Il a donc recours aux méthodes anciennes, mais sans disposer des moyens du passé, c’est-à-dire ceux d’un État policier.
Si les deux principales forces politiques travaillent bien ensemble, si elles sont bien représentées dans le même gouvernement, la fracture entre ce qu’elles peuvent proposer et ce pour quoi le pays s’est soulevé reste entière. Tandis que le pouvoir reste sans réponse appropriée, le pays continue à s’enfoncer dans le marasme. Le gouvernement s’agite en donnant le sentiment qu’il ne sait pas ce qu’il doit faire.
K. M.-F. — Où est passée la gauche tunisienne ?
A. K.— Il faut comprendre que la bipolarisation a marginalisé toutes les autres forces politiques. Du temps de Ben Ali, lorsque le pouvoir en place désignait les islamistes comme le principal ennemi, il faisait d’eux une alternative incontournable, le recours vers lequel se reportait automatiquement la majorité de ceux qui s’opposaient à ce pouvoir. Les autres formations d’opposition se retrouvaient dès lors marginalisées, elles ne pouvaient plus jouer un rôle de premier plan.
Avec la troïka1, la même mécanique s’est remise à fonctionner, mais à fronts renversés. En 2012, lorsque Nidaa Tounès a commencé à se constituer, cette formation ne pesait pas lourd par rapport à des partis comme Al-Joumhouri2 ou même Al-Massar3. Mais dès lors qu’Ennahda a désigné Nidaa Tounès comme son adversaire numéro 1, ce parti est très vite devenu le pôle central autour duquel s’est aligné le reste de l’opposition.
Au-delà de leurs divisions — provoquées notamment par le syndrome présidentiel de beaucoup de leurs dirigeants —, les groupes de l’opposition démocratique et progressiste ont continuellement été écartelés par la bipolarisation. Ils n’ont cessé de basculer en recherchant des alliances avec l’un ou l’autre pôle majeur.
L’opposition démocratique n’a jamais développé de projet qui lui soit propre et qui garantisse son autonomie. Elle n’a jamais été en mesure de développer une vraie vision des changements économiques et sociaux dont le pays avait besoin et elle n’a donc jamais pu mobiliser de manière significative les milieux populaires intéressés par ces changements. En un mot, elle est restée une force d’appoint, à la remorque d’Ennahda ou de Nidaa Tounès, sans jamais pouvoir jouer le premier rôle.
Avec la mise en sommeil effective de la bipolarisation, les choses pourraient et devraient changer. La gauche pourrait enfin se mettre à exister. Je crois même que ses chances d’exister et de peser n’ont jamais été aussi grandes tant le pays est en attente.
Ennahda et Nidaa Tounès sont aujourd’hui associés au pouvoir. Pour coexister, ils sont condamnés à évoluer. S’ils réussissent leur examen démocratique, ils pourraient se transformer en partis de droite classiques, l’un plus conservateur, l’autre plus libéral. Ensemble, toutefois, ils ne représentent actuellement qu’environ le quart du potentiel électoral global du pays. C’est dire que la grande majorité de la population attend autre chose, une autre offre politique.
Une gauche rénovée et refondée pourrait répondre aux besoins de la masse des Tunisiens qui ne se retrouve pas dans la classe politique existante. C’est mon vœu le plus cher et c’est en tout cas à la réalisation de cet objectif que je consacre tous mes efforts.
1Gouvernement de coalition entre 2011 et 2014, dirigé par Hamadi Jebali puis Ali Larayedh et rassemblant trois partis politiques représentés à l’Assemblée constituante : Ennahda, Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR) dans le but de former une majorité stable.
2Appelé aussi Parti républicain, fondé le 9 avril 2012 par la fusion de plusieurs partis centristes et socio-libéraux.
3Encore appelé La Voie démocratique et sociale. Parti créé le 1er avril 2012 de la fusion entre le mouvement Ettajdid, le Parti du travail tunisien et des indépendants du Pôle démocratique moderniste.
[Cet article a été publiè pour la premiére fois sur OrientXXI]